J'avais apporté mon appareil photo. C'était juste parce que je voulais que subsiste quelque chose de cette pauvre vie qui allait s'en aller... Un regard, une attitude... Finalement, je ne l'ai pas sorti de l'étui. Il y avait plus essentiel à faire. Et puis cela me semblait inconvenant. Voilà pourquoi je n'ai pas d'image de Snoopy à montrer.
Pourtant, Snoopy a bien existé, et il y aura au moins une personne pour se souvenir de lui : moi. Snoopy est un chien. Qui ne ressemble pas à son nom, pas du tout. Tout le contraire du petit chien blanc aux longues oreilles qui adore faire la sieste sur le toit de sa niche. Celui dont je vous parle était sombre et immense. Il était âgé, nous a-t-on dit, de quatorze ans.
Un soir, j'ai reçu un coup de téléphone qui m'a à la fois tourmentée et mise en colère. On me signalait un chien que les maîtres, de jeunes errants, avaient laissé à des potes à eux, deux types qui vivaient dans une minuscule bicoque. Le chien était complètement paralysé. Ceux qui étaient chargés de s'en occuper devaient le traîner de toutes les manières possibles pour l'emmener à l'extérieur. Pour le nettoyer (il faisait ses déjections sous lui), ils le passaient au jet, dehors, en plein hiver ! La personne qui m'appelait en était bouleversée. Elle pensait qu'il fallait mettre fin au calvaire de cette pauvre bête, et elle avait raison. Parfois, elle l'entendait gémir ou crier.
Je m'engageais donc à prendre très rapidement un rendez-vous chez le vétérinaire et à venir chercher le chien. Ses hébergeurs, deux anciens SDF, n'avaient en effet ni véhicule ni argent.
Mais dès que le rendez-vous eut été pris, dès que la « mission » fut devenue une réalité imminente, j'ai été assaillie par l'angoisse. Comment cela allait-il se passer ? Comment allions-nous « charger » l'animal dans la voiture ? Allait-il se laisser faire ? Est-ce qu'il souffrait ? Est-ce que nous allions lui faire mal ? Allions-nous devoir l'emmener de force ? Dans quel état de délabrement se trouvait-il ? Est-ce qu'il devinerait qu'on allait lui ôter le peu qui lui restait : la vie ? Des questions horribles, qui faisaient naître, au fur et à mesure qu'elles se présentaient à la porte de ma conscience, des images insoutenables pour quelqu'un qui n'a jamais pu accepter la souffrance des bêtes...
Ma nuit n'a pas été bonne. En fait, j'avais hâte d'en finir avec cette histoire qui me posait autant de problèmes que si j'avais dû faire assassiner l'un de mes propres chiens.
Une bonne samaritaine avait opportunément proposé de m'accompagner. Conduites par notre guide, nous sommes arrivées devant la porte de la minuscule maison de bois où l'on nous attendait. Un aboiement sonore de gros chien s'est fait entendre dès que nous avons frappé. Cela n'avait rien du jappement d'un chien à l'agonie. L'animal remplissait vaillamment son rôle de gardien, de guetteur, et était sans doute décidé à l'assumer jusqu'au bout. La pièce n'était pas très vaste. Une pièce unique et sombre, au centre de laquelle se trouvait une petite table avec des jeux de cartes et deux verres, un décor à la Cézanne. Au fond, près de la fenêtre, j'ai vu le chien, couché sur le lit. Cela m'a rassurée. Il semblait bien traité. Il avait l’œil vif en dépit d'un début de cataracte, le poil brillant, il ne souffrait pas de la faim, c'était visible. Mais ses fonctions motrices étaient à peu près hors service... Àpeine réussissait-il à lever la tête... Qu'il laissait retomber aussitôt, si d'aventure le reste du corps, instable, en venait à rouler sur lui-même.
Les nouveaux venus que nous étions l'inquiétaient, il montrait qu'il n'était pas d'accord, que nous n'avions pas présenté notre blanc-seing et qu'en l'occurrence, il ne pouvait accepter notre présence sans protester. Je ne le comprenais que trop. Je me sentais honteuse, misérable... J'étais entrée malgré moi dans la peau du bourreau, de l'exécutant des basses œuvres. Je m'en voulais, je développais là, sur-le-champ, un sentiment de culpabilité dont je savais que, quoi que je fasse, je le garderais désormais jusqu'à ma propre mort. Mais ce sont des choses qui nous arrivent parfois, que nous devons accepter et assumer.
L'un des hommes, le plus âgé, le plus abîmé aussi, est allé s'asseoir près du chien. Il s'est mis à l'embrasser sur le museau. J'ai demandé à l'autre quel était le nom du chien et depuis combien de temps il était dans cet état. Il s'appelait Snoopy. Et il était paralysé, m'a-t-il répondu, depuis au moins un mois... Au moins...
Il m'a expliqué encore que Snoopy ne lui appartenait pas, que ses maîtres le lui avaient laissé... Où étaient-ils ? En galère ? En prison ? À l'hôpital ? En vadrouille ? Je ne le lui ai pas demandé. Quelle importance ?
Il fallait se décider à mettre Snoopy dans le break. Ils ont commencé à le tirer, le traîner, qui par le collier, qui par la queue. J'ai mis fin immédiatement à cet exercice qui faisait peine à voir. Nous avons réussi à glisser sous lui une couverture que nous avons saisie aux quatre coins, comme un hamac, et nous l'avons déposé doucement dans le véhicule.
Snoopy pleurait. Ses gémissements me fendaient le cœur. Aucun des deux hommes n'a accepté de nous accompagner. Son dernier voyage, Snoopy allait devoir le passer avec deux inconnues. Se demandait-il où on l'emmenait ? Il était inquiet, c'est certain. Et nous ne pouvions pas grand-chose pour calmer son inquiétude. Comprenait-il quelle était l'issue de la balade ? J'avais le cœur serré et des sanglots dans la gorge.
Nous n'avons pas eu à attendre longtemps, une fois arrivés à la clinique. Le vétérinaire, miraculeusement disponible, est venu chercher le chien dans la voiture. J'ai été chargée de la mission de l'équiper d'une muselière, précaution utile car nous ignorions quelles pouvaient être ses réactions. Et puis le praticien a pris Snoopy dans ses bras et l'a emmené jusqu'à son cabinet.
C'était un après-midi paisible, qui ne respirait pas le drame. Un chien allait mourir. Nous l'avons allongé sur la table. Il gémissait un peu. Nous lui parlions en le caressant doucement. Je voulais avoir l'air désinvolte, pour qu'il ne sente pas ma peine. Je me disais que, tout compte fait, c'était comme si on allait l'endormir pour l'opérer et le guérir de son infirmité. Sauf qu'il ne se réveillerait jamais... Il était important de faire comme si on allait lui ôter les amygdales, lui arracher une dent... Il fallait oublier qu'il allait sombrer dans des ténèbres irrémédiables, qu'il ne verrait plus jamais ses maîtres, auxquels sans doute il était attaché... Je pensais à Argos, le chien d'Ulysse, qui avait attendu, plus fidèle encore que Pénélope, le retour de son maître pendant vingt années et qui, seul, l'avait reconnu lorsqu'il avait posé le pied sur Ithaque. Et puis qui avait rendu son dernier souffle.
Qui était Snoopy ? Qu'avait-il vécu pendant toutes ces années? Où était-il allé ? Il devait bien avoir çà et là quelque descendance... Je pensais à tout cela, et je devenais plus sereine. Il fallait être tranquille, débarrassée de l'angoisse. Les animaux sont des éponges, des buvards, des corps translucides. Ils perçoivent nos émotions jusqu'à l'excès. Ils absorbent ce qu'on leur envoie. Nos sentiments de peur, de bonheur, de haine, de générosité, ils les devinent...
J’étais triste mais apaisée. Avec le vétérinaire, nous avions une conversation assez technique sur les produits létaux, leur composition, leur effet sur l'organisme... Tout cela avait pour effet de dédramatiser la situation. Il expliquait ce qu'il faisait. Il n'aimait pas faire cela, mais il dit : « C'est une mort douce, la meilleure que l'on puisse donner à un chien dans son état... »
Lorsque le contenu de la seringue d'anesthésiant a été vide, Snoopy a laissé retomber sa tête sur mon bras. Il dormait profondément. J'ai ôté de suite sa muselière. J'aurais dû le faire avant, mais je n'ai pas osé. Je le regrette maintenant. De quoi nous méfiions-nous ? Il n'était ni dangereux ni hostile, juste un peu inquiet. Et le liquide létal est parti dans sa veine. A quel moment précis Snoopy est-il passé de vie à trépas ? Àquel moment son âme discrète de chien s'est-elle enfuie vers les grandes plaines où courent à perdre haleine les chiens fous, où se reposent sous de grands arbres les chiens sages, où jouent sans se reposer les chiens facétieux ? Je l'ignore. Le passage de vie à trépas est ténu comme une ombre. J'espère que Snoopy ne m'en a pas voulu... Je connais la réponse.
En repartant, je pensais à tous ceux pour qui ce genre d'événement est routinier : les agents des refuges, des fourrières... Certains vétérinaires aussi qui font de la mort leur fonds de commerce.
Ceux qui font honte à leur profession. Il est des vétérinaires humains, très professionnels, qui obéissent à une charte éthique rigoureuse. Et puis il en est d'autres, j'en ai connu, dont la seule règle est l'intérêt, dont la morale oscille entre la facilité, la cupidité et l’indifférence à la souffrance. Qui font souffrir les animaux et qui en tirent peut-être quelque monstrueux sentiment de puissance...
Toute activité qui donne droit de vie et de mort sur les bêtes est dangereuse. Pour l'exercer, il faut un sens moral et une compassion hors du commun... Ce n'est pas toujours le cas.
Aujourd'hui, Snoopy n'est plus. Il n'en existe plus la moindre trace : il a été livré à l’équarrissage. Mais moi, je ne l'oublierai pas...
J. B
Vendredi 22 février 2013
EXTRAIT DU BLOG DE L'ASSOCIATION LA GRIFFE DE CLERMONT FERRAND