" C'était il y a un an pile, je me trouvais un peu par hasard sur le lieu d'une foire pour y accompagner quelqu'un.
J'ai vu pour la première fois de ma vie une foire où étaient rassemblés des chevaux et des chèvres venus de toute la région et particulièrement des alpages. J'ai vu des biquettes magnifiques dans des petits enclos temporaires qu'elles ne connaissaient pas, trembler de peur de tout leur corps et de toutes leurs pattes fines et soyeuses. Elles, je les connaissais, un peu, pour les avoir vues quand j'allais courir près d'un lac où elles passaient leurs journées librement après avoir connu la grande vie dans les alpages pyrénéens. J'ai vu leurs yeux grand-ouverts fixer dans la direction où l'une d'elles venait d'être emmenée, corde autour des cornes, et où elles ne savaient pas encore qu'elles allaient la rejoindre, pour un autre lieu dont elles n'avaient absolument aucune décision. J'ai vu l'insupportable de leur soumission, leur dépendance, à des humains dénués de toute conscience de la souffrance qu'ils imposent.
J'ai vu des poulains de toute beauté, nourris de grand air de montagne et de liberté, séparés de leurs mères qui hennissaient de refus et de chagrin, c'étaient des juments incroyablement belles et hautes, et elles ne quittaient pas le poulain du regard et lui se rebellait de tout son corps sous la main des hommes qui le faisaient passer dans un endroit pour le peser, qui s'ouvrait pour le faire passer ensuite, avec de grandes tapes dans l'arrière train, car le poulain ne voulait pas aller là ! dans un camion où d'autres poulains attendaient, figés par le même sort.
Et les hommes qui étaient là, tous ces spectateurs, n'avaient que technique en tête, le poids de la bête, la somme qu'elle allait rapporter. Ces hommes n'avaient pas de méchanceté dans leurs yeux dans leurs gestes, mais ils ne VOYAIENT pas la souffrance qu'ils imposaient. J'ai voulu leur dire, j'ai essayé de leur dire, à ceux qui étaient près de moi et entendaient ce que je disais et voulaient y répondre, y répondaient des mots terribles à mes oreilles, ces poulains partaient pour être "engraissés dans le Jura" (tout ce voyage serrés dans ce camion ! ai-je crié en moi) et finir tués en abattoirs, et sans ça "la race s'éteindrait" car trop cher de les entretenir sans retour sur investissement, m'a dit l'un d'eux ; j'ai vu le vide dans les yeux, pas méchants, de ces hommes, devant mes mots.
La civilisation de l'argent n'est-elle pas la banalité du mal... J'ai pleuré de rage et de chagrin tout à l'heure en repensant à ces corps tremblants et ces yeux affolés, embarqués comme des paquets comme des humains le furent dans des trains."
Texte de Véronique Hourugou.