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VOTRE LAIT EST SOUFFRANCE.

BLOG.jpg"A l'heure où je me lève, je sais qu'ils te bousculent déjà...
Au moment où je prends mon café, tu rends l'âme.
Du temps que je m'habille en un clin d’œil, ils t'auront dépecée. Celui de rassembler mes affaires et tu seras déjà démembrée. Découpée, éparpillée dans des barquettes. Comme d'habitude.
Ça ne chôme pas, en abattoir.

J'ai mal dormi cette nuit : hier en fendant du bois, un coin parti comme une flèche à l'horizontale m'a écorché le tibia. J'avais oublié ce qu'était la douleur...
On oublie très vite ce qu'est la douleur, quand on n'est pas concerné.
Les yeux fixant le plafond, j'ai eu le temps de penser à la tienne.
Cette brûlure sur ma jambe, qu'est-ce à côté des 700° de l'écorneur qu'ils auront appliqué longuement sur ton crâne, laissant dans ta si tendre chair deux ignobles trous dont ils se seront vite dédouanés en y pulvérisant un peu de spray violet ?
Tu avais quel âge, quand ils t'ont infligé ça ? Trois semaines ?
Après t'avoir entravée de toutes les manières possibles (le corps, la tête, le museau) pour t'immobiliser, impuissante, au plus serré, à leur merci. Puis ils seront passés à autre chose. Te laissant souffrir en silence dans leur plus grande indifférence - combien de jours ?
Moi quand j'ai mal, je suis entourée de sollicitude et/ou de personnel soignant...
Mieux que ça : si quelqu'un me blessait intentionnellement, il serait poursuivi par la justice. Eux, ils sont payés.

À quel âge, la première canule d'insémination dirigée par un obscène bras entièrement enfoncé dans ton anus ? Deux ans ?
Neuf mois plus tard ton premier naissait, peut-être tiré à la corde. Emporté loin, dans une brouette, pour l'enfermer quelque part où tu ne l'as jamais revu.
"Le lait c'est pas fait pour les veaux !", nous expliqua un jour Geoffrey, tellement embourbé dans son idéologie d'exploiteur qu'il ne mesure même plus la teneur de ses mots...
J'ai eu plus de chance que toi, moi j'ai pu allaiter mes enfants. J'ai même eu droit à une mammite, au passage. Chez les femmes on appelle aussi ça "mastite", mais c'est pareil que pour toi : une inflammation plus ou moins infectée du sein, de la mamelle, du téton, du pis, du trayon, peu importe le nom tout ça c'est la même chose - douleur, chaleur, engorgement - ça fait très mal.
En élevage laitier la mammite est une pathologie extrêmement répandue : combien en as-tu traversées, toi qui auras été parturiente d'un bout à l'autre de ta vie, jamais allaitante mais traite à perpétuité...
Moi je savais à qui je donnais mon lait, et pourquoi. Cette douleur avait un sens, une raison, une motivation.
Toi jamais tu n'auras eu le droit de sentir ou de réchauffer tes petits, accumulant des mises-bas vides de sens, de raison, de motivation, vide de tout ce qui fait la beauté de la mise au monde depuis que le monde est monde : vêlant la tête attachée par un licol pour que le rapt se passe dans ton dos, sans qu'on te laisse te relever ni même tourner au moins une fois la tête vers tes fils.
"Les vaches, si on leur laisse leur petit ne serait-ce que 24h, après elles gueulent pendant des jours, quand on l'emporte : elles font chier !", nous avait dit Geoffrey...

Vide de sens mais pleine de lait. Pleine à raz bord : ils t'ont tellement trafiquée que tu en marches les jambes écartées...

Pendant ces années tu ne t'es jamais rebellée. Tu as vite compris que ça ne servirait à rien. Tu leur appartenais, ton corps, ta vie, ils ont fait de toi tout ce qu'ils ont voulu. Tu sortais quand ils le voulaient, tu mangeais ce qu'ils voulaient, tu recevais du sperme quand ils le voulaient, dès qu'ils le décidaient, et comme ils le décidaient. J'imagine comme ça doit les faire bander, ça, ces exploiteurs de femelles...

Tant d'années passées à fabriquer dans ton ventre des presque rien qui seront déjà abattus le temps qu'on ordonne à ton corps de fabriquer le suivant.
Tant d'années passées à fabriquer dans tes pis, pratiquement non stop, des quantités gigantesques de lait dont jamais la moindre goutte ne sera arrivée à sa destination naturelle. Alors tu ne tiens plus debout...

On t'a traite hier matin pour la dernière fois. Ce matin pendant que ta jugulaire déverse des flots rouges, un camion déverse ton dernier lait dans une citerne d'usine.
Pour qu'il y soit chauffé à Ultra Haute Température, afin qu'il se conserve pendant des mois.
Ce qui fait que le jour où ma voisine - qui ne veut rien entendre de ta souffrance - versera ton dernier lait dans sa tasse de petit déjeuné, toi tu seras déjà depuis longtemps passée à la casserole ou à la moulinette, passée à l'estomac, passée à la trappe.

A moins que ta chair n'ait été transformée en steaks hachés, puis surgelée (très probable) ; si ça se trouve, sans le savoir elle te boira et te mangera le même jour... Et peut-être, le lendemain, elle avalera une tranche de ton dernier fils ?

Je me suis levée au moment où tu t’effondrais, je crois, et je ne me rendormirai pas. Nous ne nous rendormirons pas. Jusqu'à ce que ton sort soit connu de tous."

Texte : Michèle Végé

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