Les agriculteurs qui ont maltraité des ragondins, le 5 novembre à l'occasion de la manifestation organisée par la FNSEA 44 ne s'attendaient peut-être pas à la polémique que leurs actes ont déclenchée. Ce jour-là, plusieurs manifestants ont jeté, sur le parvis de la préfecture nantaise, des ragondins préalablement capturés et enfermés dans un chariot de supermarché ; ils les ont ensuite repoussés à coups de pied pour finalement les asperger de peinture rose, l'un de ces animaux finissant écrasé sous les roues d'un tracteur. Outre les commentaires peu amènes formulés par de très nombreux internautes sur les réseaux sociaux, la polémique avec les Verts et les plaintes dont le dépôt a été annoncé par plusieurs organisations dont la Fondation 30 Millions d'amis, les agriculteurs antiragondins ont aussi mis en lumière l'absurdité du droit animalier français et de ses catégories. Plongée dans l'incohérence juridique jusqu'à l'écœurement.
L'article L. 214-1 du code rural (et de la pêche maritime) affirme que tout animal est un être sensible. Toutefois, cela ne vaut pas pour les animaux dits sauvages. Le code rural n'interdit en effet les mauvais traitements qu'«envers les animaux domestiques ainsi qu'envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité» (art. L. 214-3, al. 1er, du code rural). De même, l'article 521-1 du code pénal ne sanctionne que les sévices graves et les actes de cruauté infligés aux animaux domestiques, apprivoisés ou tenus en captivité. Demain, un nouvel article 515-14 devrait être inséré dans le code civil ; issu d'un amendement au projet de loi relatif à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, il proclamerait que «les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité». L'étude des débats parlementaires montre cependant que, dans l'esprit de Jean Glavany, un des auteurs de l'amendement, celui-ci ne s'appliquerait pas aux animaux sauvages (1). «Dorénavant, on fera comme avant !» paraît bien être la devise du législateur animalier...
Il est vrai que, dans l'affaire des ragondins nantais, les poursuites sont possibles selon l'article 521-1 du code pénal, pour sévices graves et actes de cruauté, car les ragondins étaient tenus en captivité dans un chariot. Devenus ainsi des êtres sensibles, les ragondins maltraités sont placés sous la protection de la loi pénale. C'est donc le chariot qui fait la sensibilité ! Il faut admirer le génie du droit français !
Tentant de défendre les manifestants antiragondins, Alain Bernier, président de la FNSEA 44, a fait valoir : «Les ragondins ne sont pas des petits chiens ou chats. Ce sont des nuisibles qui peuvent être méchants.» C'est faire appel à la distinction entre les «animaux de compagnie», que l'on doit protéger, les «animaux d'élevage», dont on peut se servir à toutes fins humaines, et les «animaux sauvages», que l'on peut chasser, voire détruire lorsqu'ils sont classés «nuisibles», sauf mesures spécifiques de protection. Or, comme l'ont montré les réactions suscitées par la manifestation nantaise, cette distinction porte de moins en moins. L'apparition des nouveaux animaux de compagnie (NAC) n'est sans doute pas étrangère à son affaiblissement. Les lapins, notamment, élevés pour leur viande ou leur fourrure dans des conditions terrifiantes, victimes d'expérimentations médicales, chassés ou détruits lorsqu'un arrêté préfectoral a décidé de leur caractère nuisible, sont aussi présents dans de nombreux foyers comme animaux de compagnie. Une si grande différence de traitement pour un même animal est devenue indéfendable et mine les fondements de la distinction invoquée par Alain Bernier.
En outre, il y a nuisible et nuisible. La réglementation animalière ne traite pas de la même manière les lapins et les ragondins. Les premiers peuvent être classés nuisibles par un arrêté préfectoral «en fonction des particularités locales et après avis de la commission départementale de la chasse et de la faune sauvage» (art. 1er de l'arrêté du 3 avril 2012). Les seconds sont classés nuisibles «sur l'ensemble du territoire métropolitain» (art. 1er de l'arrêté du 24 mars 2014). Peu importe, dans le cas des ragondins, les «particularités locales» ; peu importe le nombre de ces animaux sur telle ou telle partie du «territoire métropolitain» ; peu importe les conséquences concrètes de leur présence sur tel ou tel écosystème ; peu importe la prédation dont sont victimes leurs petits et qui contribue à réguler leur nombre. En réalité, les ragondins sont classés nuisibles en tous lieux et à toutes périodes parce qu'ils ne sont pas «indigènes». Ils relèvent donc de l'arrêté du 24 mars 2014, «fixant la liste, les périodes et les modalités de destruction des espèces non indigènes d'animaux classés nuisibles sur l'ensemble du territoire métropolitain».
Il faut rappeler que les ragondins, originaires d'Amérique du Sud, ont été introduits en Europe au XIXe siècle pour l'exploitation de leur fourrure ; dans les années 30, leur élevage n'étant plus rentable, ils ont été relâchés dans la nature, où ils se nourrissent notamment de plants de céréales situés à proximité des cours d'eau. «Et en plus, ils ne sont même pas de chez nous ! Et ils volent le pain des Français !» (variantes : «le blé des Français» ; «le «blé» des agriculteurs»). «Salauds de ragondins !» Les ragondins font partie des sans-papiers du monde animal français (2). Avec leurs grandes incisives oranges et leurs imposantes moustaches blanches, ces descendants d'immigrés sud-américains sont les Roms de la nature. Car le droit animalier français n'est que le reflet d'un système de domination naturalisé, le spécisme ou racisme de l'espèce, par lequel les êtres humains maintiennent, par la violence et la terreur, un impitoyable empire sur les animaux non humains. Comme le racisme, le spécisme fonctionne au moyen de stéréotypes ; aux Roms «naturellement voleurs» répondent les ragondins «naturellement nuisibles». Jusqu'à l'écœurement.
(1) JO Déb. Ass. nat., 3e séance du 15 avril, p. 2 605.
(2) Voir, à propos des lapins australiens, Yves Bonnardel, «Lapins sans papiers», les Cahiers antispécistes, numéros 15-16, 1998, auquel le titre de cette tribune est emprunté.
16 novembre 2014