Je voudrais vous parler un peu de végétarisme, bien que vouloir parler de végétarisme dans une revue axée sur la promotion de la non-violence puisse paraître saugrenu. La violence se rencontre partout et tellement dans ce monde, de l'échelle de nos immeubles à l'échelle de nos États que, face à cet accablant constat, disserter du contenu de nos assiettes peut sembler avoir des relents de scandale. " Vous n'avez vraiment pas autre chose à faire ? " Cette réaction est compréhensible ; mais je voudrais argumenter ici qu'elle doit être dépassée ; qu'il existe un lien entre ces deux notions ; un lien que personnellement j'estime très fort, intime, structurel même - sans doute parce que je suis venu moi-même au végétarisme porté par cette idée de la non-violence - un lien qui est d'essence logique.
Je sais bien - par expérience - que ce lien n'est pas évident. S'il l'était, tout militant de la non-violence serait aussi végétarien ! Comme nous savons tous que ce n'est pas le cas, c'est que le lien logique entre végétarisme et non-violence n'est pas perçu comme il pourrait l'être. Certains en profiteront pour dire qu'il n'existe pas ; mon propos est ici de faire voir qu'il existe bien… et de donner à réfléchir. À chacun ensuite de se déterminer en conscience.
Avant d'aller plus loin, notons que ce lien - que pour l'instant je postule - n'est pas à double sens. Je n'ai pas dit " tout végétarien serait aussi militant de la non-violence " ; j'ai employé l'expression inverse. Rien n'empêche a priori un végétarien d'être aussi cruel qu'un certain Adolf Hitler, lequel pratiquait le végétarisme de temps à autre. On peut même envisager que l'on soit végétarien par un souci morbide de la pureté qui, poussé à son extrême, deviendrait une théorie de la pureté raciale. En réalité, les cas de " végétariens sanguinaires " sont plutôt difficiles à trouver (en connaissez-vous ?) - surtout si l'on considère ceux qui ont fait un choix réfléchi et non les intermittents -, mais il est envisageable que cela puisse se rencontrer, car, malheureusement, tout finit par exister. Cela ne devrait pas faire oublier le fait que, fondamentalement, on peut envisager le végétarisme sous l'angle de l'idée de la non-violence appliquée aux animaux.
Être végétarien semble souvent n'avoir aucun rapport avec une idée construite a priori. On serait végétarien ou pas comme on serait amateur ou pas de Mozart, de rugby, ou de vacances à la montagne, avec le présupposé que tous les goûts sont dans la nature ; une chose comme une autre, en quelque sorte ; une option purement personnelle. D'un autre côté, il arrive que cela semble avoir un rapport avec tellement d'idées différentes évoquant des constructions tellement disparates que l'on finit par s'y perdre. Est-ce à cause de la peur des maladies, du fait que tel " grand maître " était végétarien, du gaspillage des protéines par l'élevage, pour augmenter son énergie spirituelle, pour suivre un régime, par dégoût du sang ? Je ne nie pas qu'il puisse exister une liste interminable de raisons d'être végétarien, toutes défendables. Mais la forêt ne doit pas cacher l'arbre… Une raison fondamentale d'être végétarien se résume à une idée très simple : ne pas nuire. Et cette idée est basée sur un concept très simple : la non-violence. Et ce concept trouve ses sources dans une conception du monde qui place le respect des individus au centre de sa pensée.
Lettre ouverte aux non violents
Si la non-nuisance est au centre de l'idée de la non-violence et au centre d'une certaine idée du végétarisme, alors les deux concepts sont logiquement liés. Comment expliquer qu'ils ne se recouvrent pas davantage ? Cela peut tenir à la difficulté d'approcher le végétarisme sous l'angle des raisons pour y adhérer.
Le fait que l'on puisse rencontrer des végétariens convaincus pour telle ou telle raison que l'on trouverait soi-même ridicule, malsaine ou sectaire est sans doute un repoussoir pour de nombreuses personnes qui, autrement, seraient tentées par le végétarisme. Comment peut-on adhérer à des idées pareilles ? Être ou ne pas être végétarien est une question qui peut donner lieu à des arguments allant de la quasi-indifférence (c'est bien, mais vous faites ce que vous voulez…) jusqu'au fanatisme le plus poussé (Dieu demande que vous soyez végétarien !). Dans ce débat du pour et du contre, tout a déjà été dit, ou presque. Il est pourtant une attitude qui permet aisément de se débarrasser l'esprit de tous les argumentaires plus ou moins envahissants rencontrés par-ci par-là. C'est simplement de prendre la question à l'envers ; au lieu de se demander " quelle est la bonne raison pour être végétarien ? ", et de se perdre dans l'examen des unes et des autres, il suffit de se dire " et que se passe-t-il si je ne suis pas végétarien ? " Tous les raisonnements si élaborés soient-ils ne devraient pas nous faire oublier les conséquences du fait de ne pas être végétarien.
Le fait de ne pas être végétarien a de multiples conséquences, que l'on pourrait chercher à détailler par ailleurs ; mais la plus simple, la plus évidente et la plus incontournable est celle qu'il faudrait toujours avoir à l'esprit : c'est que des animaux sont tués pour qu'on les mange. Pour toute personne n'ayant aucune habitude de réfléchir sur sa relation au monde, cette constatation pourrait constituer le point terminal de la pensée : " oui, on les tue et puis on les mange, et alors ? " Pour un militant de la non-violence, il me semble que cette constatation devrait constituer au contraire le point de départ d'une nouvelle pensée : " la mort infligée aux animaux est-elle une violence ? Quelle est la cohérence d'une vie à la fois non violente et non végétarienne ? " La réalité, c'est que ces questions n'occupent pas la place qui leur revient dans l'esprit de ceux qui militent pour la non-violence. Je trouve qu'il y a là un déficit de la pensée, qui se traduit par une incohérence dans le comportement, et conduit à ne faire que la moitié de ce que l'on pourrait faire. L'" autre moitié " oubliée du monde, " moitié " non pas au sens quantitatif mais qualitatif, la " moitié " animale non humaine de ce monde, fait malheureusement les frais de ce déficit de pensée.
Bien que l'on puisse aborder le végétarisme par de multiples chemins de réflexion, la voie royale consiste en une interrogation existentielle : donner la mort à des êtres vivants, n'ayant d'autre chose à se reprocher que le fait d'être là, et sans autre justification que la seule volonté de celui qui commet l'acte, n'est-ce pas la plus extrême des violences ? J'ai employé à dessein l'expression " êtres vivants " (alors que j'aurais pu parler d'" animaux ") pour que l'on comprenne bien toute la portée de cette interrogation. Si les êtres vivants en question étaient des humains - des Indiens d'Amérique, par exemple, ou des Noirs d'Afrique, ou des Juifs du monde entier -, la réponse ne souffrirait aucune ambiguïté : c'est effectivement la plus extrême des violences, celle qui consiste à supprimer la vie d'individus innocents pour la seule raison que celui qui commet l'acte (le colonisateur, l'esclavagiste ou le raciste) possède la force de le faire et la volonté de le faire. Car cela revient simplement à appliquer ce que l'on appelle le " droit " du plus fort.
Poser la question en ces termes revient à mettre l'accent sur la notion de " conception du monde ". Voulons-nous d'un monde dans lequel la force fonde le droit, ou d'un monde dans lequel la force procède du droit ? Lorsqu'il s'agit d'êtres humains, toute l'évolution culturelle de l'humanité revient à développer le second terme au dépend du premier. Le concept de non-violence est l'un des produits de cette évolution. Nous considérons que son application aux humains est un progrès moral que nous essayons constamment de renforcer. Et, lorsqu'il s'agit d'animaux, qu'est-ce que cela change ?
Si l'on veut bien faire un effort de raisonnement logique, on s'apercevra que cela ne change rien. Dans la question existentielle précédente, l'expression " êtres vivants " est remplaçable aussi bien par " humains " que par " animaux ". Le fait que l'on change d'espèce ne change rien à la réponse. Du moins rien de logique ne justifie que la réponse change. Seule notre subjectivité humaine et notre tendance à nous considérer comme ontologiquement différents des autres animaux pourrait conduire à répondre par la négative. Mais dans tous les cas, sur le strict plan de la rationalité, donner la mort à " des vies voulant vivre " reste d'une extrême violence - quelles que soient les " vies " en question - lorsque, toute justification morale étant absente, seul le droit du plus fort peut en constituer la raison.
Le fait que toute justification morale soit absente est aisé à comprendre. La justification morale du meurtre des animaux pour servir de nourriture aux humains existerait si ce genre de nourriture était indispensable à l'espèce humaine ; j'entends si le seul fait de ne pas manger d'animaux entraînait une dégénérescence, des maladies, ou la mort. Imposer un tel état aux humains serait contraire au respect de la vie humaine ce qui, moralement, justifierait que l'on tue pour se nourrir, quelques réticences que l'on puisse avoir par ar ailleurs. Mais il est un point de logique dont il faut bien être conscient ; j'insiste sur ce fait que la justification ne pourrait opérer que si l'acte même de manger des animaux était indispensable, et qu'aucune autre solution ne soit possible. Si l'acte n'était pas indispensable, c'est-à-dire en cas d'alternative alimentaire possible, dispensant de tuer pour manger, et qui soit strictement équivalente au fait de tuer des animaux, toute justification morale disparaîtrait, et ne resterait que la seule justification basée sur le droit du plus fort à exercer comme bon lui semble sa volonté de tuer. Et cela constituerait par le fait même un comportement d'une extrême violence.
Or nous devons nous rendre à l'évidence, que dans nos sociétés de diversité et d'abondance alimentaire, le végétarisme - le fait de ne pas consommer de chair animale d'aucune sorte - est une solution reconnue comme ne posant aucun problème de santé. Mieux, c'est une solution reconnue comme un facteur de prévention d'affections spécifiques, telles que les maladies cardiovasculaires. Mais je ne développerai pas ce point, mon but n'étant pas de citer des études médicales ou des positions officielles, ni de discourir sur les bienfaits du végétarisme pour la santé humaine. Cela se trouve dans une littérature assez abondante. Mon but était de montrer que, lorsque la justification morale au fait de tuer des animaux pour notre nourriture n'existe pas, le fait de tuer quand même est contraire à tout concept de non-violence. Par ailleurs, insister sur la santé reviendrait à essayer d'inculquer une raison précise à être végétarien ; or j'ai expliqué que la plus logique approche consistait non pas à chercher une raison d'" être ", mais à réfléchir à la conséquence de n'" être pas ".
N'" être pas " végétarien, ici et maintenant, ne peut donc qu'être une attitude de violence moralement injustifiable vis-à-vis du monde animal non humain, que nous dominons parce que nous sommes les plus forts. C'est cette réflexion qui me semble être - globalement - absente du milieu de la non-violence, lequel est axé sur l'analyse du comportement humain vis-à-vis de l'humain, et oublie trop vite que la violence n'est pas définie comme une attitude intra-humaine, mais une attitude en général ; aucune raison logique ne permet de dire que tuer un animal n'a rien à voir avec la violence alors que tuer un être humain aurait tout à y voir. D'un point de vue humain, le degré d'insupportabilité de l'acte peut certes être différent (on supportera différemment de voir tuer un cochon et de voir tuer un enfant), mais l'acte en soi n'est pas qualitativement différent dans un cas ou dans d'autre. La capacité à subir des violences n'est pas plus la caractéristique d'une espèce particulière que ne l'est la capacité à souffrir. La violence est en fait un déni de respect de la vie, et la vie n'est pas une propriété de la seule espèce humaine.
Le non-végétarisme ne se traduit pas par un martyre animal immédiatement appréhendable par les sens - même si martyre il y a dans les élevages, les transports et les abattoirs. En effet, la plupart d'entre nous ne voient jamais les étapes intermédiaires entre un animal vivant (que l'on peut même s'efforcer de traiter " humainement ") et le morceau de viande qui atterrit dans l'assiette. Cela peut constituer un obstacle à l'assimilation entre non-végétarisme et violence. Mais cela ne doit pas faire oublier que, dans la seule France, trois millions d'animaux d'élevage environ sont tués chaque jour pour être mangés, que plus de trente millions d'animaux sauvages périssent chaque année du fait de la chasse, et qu'un nombre incalculable d'animaux marins subissent le même sort par la pêche. Or, comme je l'ai précédemment dit, " donner la mort à des êtres vivants, n'ayant d'autre chose à se reprocher que le fait d'être là, et sans autre justification que la seule volonté de celui qui commet l'acte, n'est-ce pas la plus extrême des violences ? ".
Si la logique philosophique est respectée, c'est effectivement une violence des plus graves, puisqu'elle a pour objet des êtres innocents, ayant le malheur de se trouver à notre merci, et subissant leur sort du fait d'une volonté non justifiable de les tuer, étant donné qu'une solution crédible et reconnue existe.
Le fait de ne pas être végétarien, pour une personne militante ou simplement soucieuse de non-violence, m'apparaît donc comme une incohérence dans sa pensée, une contradiction dans ses principes et une insuffisance dans ses actes. Bien sûr, le débat sur la nécessité ou non d'être végétarien lorsqu'on est non-violent ne va pas se clore sur cette affirmation péremptoire ; encore faut-il avoir envie d'y voir matière à débat et de ne pas évacuer la question d'un revers de fourchette en rétorquant " ce ne sont que des animaux ". À ce genre d'affirmation, le philosophe allemand Theodor Adorno a d'ailleurs répondu bien mieux que je ne pourrais le faire en disant sans prendre de gants " Auschwitz commence à chaque fois qu'en regardant un abattoir, quelqu'un pense ce ne sont que des animaux ".
Personnellement, je suis venu à la non-violence par la fréquentation littéraire de Gandhi et de Lanza del Vasto. Et le premier acte qu'il m'a paru nécessaire de faire pour être un non-violent actif, ce fut de devenir végétarien, pour supprimer activement une violence immédiatement et facilement supprimable, peut-être la plus insidieuse de toutes, celle que l'on accepte encore de justifier dérisoirement par l'amour de la tradition, la formation du goût ou la nécessité physiologique, et qui se traduit par la tuerie des animaux, parce que ce ne sont que des animaux. Peut-être cela m'a-t-il été plus facile parce que Gandhi et Lanza étaient déjà végétariens. Mais je ne crois pas que ma démarche ait été si extraordinaire que cela. Chacun peut se faire les mêmes réflexions sur la cohérence logique à être végétarien lorsqu'on est non-violent. Et ma plus grande satisfaction serait que ce rapide survol sur les relations entre non-végétarisme et violence conduise les personnes adhérant à l'idée de non-violence à s'interroger sur le fait que le végétarisme, loin de n'avoir aucun rapport avec une idée construite a priori, loin d'être une option personnelle à prendre ou à laisser, est au contraire intrinsèquement lié à l'attitude non violente, car son absence rend celle-ci philosophiquement incomplète.
André Méry Décembre 2002