Aujourd’hui dans la vie concentrationnaire des animaux de la ferme, comme à l’aurore de l’humanité, poussins et canetons émergent de l’oeuf jolis et vivants, les porcelets frétillent dès leur sortie du ventre maternel, charmants et roses comme des tirelires. Il ne faut pas une demi heure à l’agneau, au veau, au chevreau pour se dresser sur leurs pattes, téter debout et bientôt jouer. Dindonneaux, cailles, lapereaux aux grands yeux et au petit nez appellent la caresse sur leur duvet ou leur pelage. Mais le destin prévu n’attend pas qu’il faille produire ou fabriquer de la chair. Dès la naissance, il n’y a pas un jour à perdre. Tout a été calculé au plus juste. Non pas au sens de la justice que l’on aime, mais au sens populaire d’avarice. « Il est juste », disait-on des gens regardants.
Le premier porcelet frétillant vient au monde, tout de suite doté d’un vif regard, le nez chercheur, courant sur ses petites pattes de rat. Truies et gorets sont d’une propreté de bonbon à la guimauve. Un éclairage doux baigne une porcherie qui sent bon – il ne faut d’ailleurs plus dire porcherie, mais nurserie. (…) À deux heures, le porcelet est édenté. Sinon il pourrait blesser sa nourrice et, devenu adulte, ses compagnons de destin. Dans les quarante-huit heures, tant qu’il est sous la protection du colostrum, il est équeuté. Le petit – ou gros – cochon à la queue en tire-bouchon n’existe plus. Si l’on vous sert au restaurant une queue de porc aux lentilles, vous trouverez une queue toute droite. Mais qui regarde son assiette en songeant que le morceau de viande qui la remplit vient d’un animal vivant ? Le petit tortillon, dépourvu de terminaisons nerveuses, pourrait être mordu – ou du moins mordillé – plus tard par un camarade de captivité. (…) Donc équeutage. (…)
À quinze jours, le porcelet est châtré. Toujours furent châtrés les cochons élevés pour la table. C’est une opération facile que l’on doit faire sans tarder. Les testicules ne pendent pas, ils sont très proches des jambons. Plus on attend pour les ôter, plus la cicatrice risque d’être visible sur ce morceau précieux – le plus cher. (…) Voilà donc le petit porc d’élevage édenté, équeuté, châtré. (…) Débarrassés de l’agressivité des mâles, de ce désir qui les agiterait et les détournerait des mangeoires, les jeunes à élever seront tout tranquilles. (…)
De tous temps, la phase d’engraissement du porc fut un enfermement dans une soue étroite. Dans leur jeune âge on les avait sortis dans les chaumes pour y manger les épis tombés, dans les châtaigneraies pour les châtaignes, dans les chênaies pour les glands. C’est sûr, il fallait avoir des dents. Mais pour le beau lard blanc, il fallait la soue et l’orgie de friandises de plus en plus raffinées. On faisait cuire les pommes de terre et les betteraves, on donnait une bouillie au lieu de grains crus, les châtaignes étaient cuites dans du petit-lait. Le gros chaudron de la pâtée des derniers jours embaumait. On comprend que le fils prodigue ait envié la pitance des porcs qu’il gardait.
Moins bien nourris étaient les innombrables cochons des villages et faubourgs des villes qui grouillèrent longtemps de lapins, de chèvres, de poulailles diverses. Il ne faudrait pas enjoliver ces époques de nourriture maigre et croire que les animaux à consommer vivaient comme des coqs en pâte. On les respectait à la mesure de leur utilité, puisqu’ils évitaient la faim aux plus pauvres, on priait pour eux. On leur parlait, on les bouchonnait d’une poignée de paille. Mais ils étaient bien maigres, comme leurs propriétaires.
À l’abattoir, le cochon doit peser 90 kg – 100 au maximum. Les côtelettes doivent peser 100 g et les filets ne pas dépasser 6 à 7 cm de diamètre. C’est l’exigence des supers et hypers qui affirment qu’il s’agit là du goût de la clientèle. On a tellement répété à l’acheteur qu’il désirait ces dimensions qu’au bout de quelque temps il le croit et répète que c’est son goût. En deçà ou au-delà des 100 g et des 6 cm, l’éleveur est pénalisé. C’est cela l’agriculture intégrée. Les quantités, les poids, les dates de livraison sont fixés. Si l’on ne respecte pas ces engagements, des coups de ciseaux sont donnés dans des marges déjà étroites de revenus. (…)
L’acheteur, avec son chariot, arpente les allées. Il n’aime rien tant que cela. Tout le monde prétend faire vite, être obligé à ce moment des courses, alors qu’on voit des couples avec leurs enfants avancer lentement et entasser. (…) Toute la gamme des rouges. Le pli de saucisse, le jambon cru, sombre, s’accompagnent d’étiquettes représentant une cheminée flambante, une longue table, une perche traversant la pièce, remplie de charcuteries alignées. Du côté des jambons cuits – « de Paris », « tendre noix », « à l’os », « supérieur », « au torchon » –, tous les tons de rose, rose bébé, rose cochon – le cochon, jeune et mignon, souriant, sert d’estampille. (...)
Des mots, des noms, un bref message. « À l’ancienne », « moulé à la louche », « coupé à la main », « affiné à 800 m d’altitude », « véritable magret du Sud-Ouest », « bio », mot magique, sésame pour un pourcentage non négligeable de ces promeneurs du soir ou du samedi et bientôt du dimanche. Le pays d’origine donne confiance : « Massif central », « Aubrac », « Provence » pour la saucisse de taureau. (…)
Comment pourrions-nous résister aux décors, aux mensonges accumulés sur et autour de l’animal pitoyable ? (…) Car la connaissance est contraire au confort de l’âme. La saucisse, je la vois sortir à 60 km/h des usines de Bretagne, où l’élevage intensif a pollué toutes les nappes phréatiques. Les côtelettes d’agneau bêlent dans ma tête comme je les entends bêler dans les camions qui les emportent vers les élevages – vers l’abattoir, c’est moins grave. (…)
Taches sombres aux pattes des poulets : ulcères des crispations sur le grillage. Brochettes : on a utilisé les poulets blessés. Carrés de potage faits avec les carcasses des pondeuses. Jambon de poulet : la chair bouillie des volailles innombrables a été pressée, amalgamée, puis tranchée en manière de jambon blanc. «OEufs frais » ayant roulé jusqu’au tapis près des cadavres des poules picorées par leurs compagnes de prison. Plats cuisinés : on a utilisé une pondeuse ou un poulet aux os brisés par la décharge électrique. « Poule au pot », pondeuse de réforme à peu près présentable, mais qu’il est impossible de cuire longuement car, en moins d’une heure, elle est défaite, ses articulations sont trop faibles et trop jeunes. Foies gras : oh ! ce coeur écrasé, ce bec qui cherche l’air, ce sexe expulsé au-dehors dans l’ordure de la caisse.
Marie Rouanet